Chapitre XI
— J’espère que ta nuit ne fut pas trop éprouvante, ironisa Yvain en voyant arriver Xil.
Il était installé à la même table que la veille devant un énorme pâté en croûte qui commençait à s’effondrer devant les assauts du chevalier. Aussi Xil s’empressa-t-il de prendre place et de plonger la main dans les entrailles du pâté.
La bouche pleine, il marmonna :
— Je n’ai pas oublié de questionner la petite. Il n’y a pas un seul Godomme en ville.
— Dans ce cas, nous pourrons nous rendre au château dès que tu auras terminé ton festin.
Le patron apporta un pichet de vin mais jeta un regard sombre sur Xil.
— Sila a omis de se réveiller ce matin, grogna-t-il. C’est la première fois que cela lui arrive depuis son arrivée ici.
Xil prit un air détaché tout en continuant de dévorer son repas. Dès que l’aubergiste se fut éloigné, il sourit.
— Cette petite était pleine de qualités mais elle n’avait pas encore trouvé un partenaire compétent.
— Inutile de me narrer toutes tes turpitudes. L’orgueil est un très vilain défaut.
Yvain héla le patron et déposa une pièce d’or sur la table.
— Nous sortons mais je ne sais si nous reviendrons ce soir.
— Vous serez toujours les bienvenus dans mon modeste établissement, Messires.
Ils récupérèrent leurs montures et se dirigèrent vers la porte du château qui se dressait quelques centaines de mètres plus loin. Soudain, Yvain immobilisa son dalka.
— Avant de me présenter au prince Kilmo, je voudrais voir le marais. Sais-tu où il se trouve ?
— Sila m’en a parlé. Il est à l’est de la ville à moins de deux mille mètres. Il progresse chaque jour et terrorise les villageois. Qu’espérez-vous découvrir ? Moi, j’ai trouvé notre précédente expérience fort désagréable et je n’ai aucune envie de replonger dans cet enfer.
— Nous resterons sur le bord.
La sortie de la ville toujours peu animée s’effectua rapidement et il ne fallut que quelques minutes de galop pour arriver au marais. Il semblait beaucoup plus vaste que celui qu’ils avaient connu. La mare avait des reflets rosés et une largeur de plus de cinq cents mètres. Une petite éminence en émergeait, couverte d’arbres aux formes torturées.
— Sous ce liquide poisseux, grogna Xil, se cachent d’affreuses araignées rouges.
— Je ne l’ai pas oublié, dit Yvain en mettant pied à terre. J’ai besoin de réfléchir. Recule avec les dalkas et fais-les tenir tranquille.
Le conseil n’était pas inutile car les bêtes devenaient nerveuses comme si elles sentaient un danger devant elles. Elles se calmèrent dès qu’elles furent éloignées d’une vingtaine de mètres. Yvain resta immobile, les yeux mi-clos. Il concentrait sa pensée comme le lui avait appris la créature de l’autre marais. Plusieurs minutes s’écoulèrent sans résultat. Il allait renoncer quand une pensée fugitive toucha son esprit. C’était très faible, lointain. Il parvint cependant à saisir :
— Qui êtes-vous ? Nous sommes trop loin pour communiquer. Je vous envoie un messager qui servira de relais.
De fait une créature ne tarda pas à apparaître. Elle avait l’allure d’une jeune fille au corps très harmonieux facile à contempler car elle était entièrement nue et son abondante chevelure noire ne dissimulait pas grand-chose de son anatomie. Elle traversait avec grâce la mare dans laquelle elle enfonçait jusqu’à mi-cuisse.
— Ici, elles sont brunes et non blondes comme chez nous, murmura Xil. Méfiez-vous car elle a la même facilité à se transformer en monstre. Sila me l’a confirmé. Elle a vu le phénomène se produire.
La jolie brune s’immobilisa à trois mètres d’Yvain et un sourire éclaira son frais minois. La pensée étrangère revint très nette cette fois.
— Je ne savais pas les humains télépathes.
— Je suis une exception. Cela m’a été révélé quand je suis entré en contact avec un de vos congénères.
— Intéressant, je pensais être le seul de mon espèce sur cette planète.
— Lui, ayant acquis depuis longtemps une certaine taille, ne s’étend plus comme vous.
— Un timoré qui manque d’imagination.
La pensée était pleine de mépris.
— Jusqu’où irez-vous ? Il existe une ville non loin d’ici.
— Je ne l’ignore pas et je ne tarderai pas à l’engloutir. Les protéines humaines servent à mon développement.
— Quand vous arrêterez-vous ?
— Je compte bien recouvrir tout ce continent.
— Et votre congénère ?
— Ce n’est pas un problème. Je l’absorberai également puisqu’il a été assez sot pour cesser son développement. Le plus fort doit régner sur ce monde. C’est la loi de la nature.
— Pourquoi vouloir la disparition des humains ?
— Parce que je suis le plus puissant.
— Je ne comprends pas l’intérêt que cela présente pour vous. Votre pensée n’en sera pas plus intense.
— Cela me distrait. J’aurai tout le temps de me livrer à la méditation plus tard.
Yvain sentait une vive colère le gagner devant cette créature orgueilleuse que rien ne semblait devoir fléchir.
— Je perçois la haine qui envahit ton esprit et cela peut être dangereux pour moi. Une règle simple de sécurité conseille d’éliminer ses ennemis avant qu’ils deviennent puissants. J’ai eu beaucoup de plaisir à discuter avec toi mais cela doit se terminer. Adieu !
La créature cessa brusquement d’émettre. La brunette était restée immobile pendant tout l’échange mental. Soudain, elle se transforma. Son corps grandit pour dépasser les deux mètres tandis que la peau se couvrait d’une épaisse fourrure. Le visage avenant devint une tête énorme avec un museau pointu et une gueule impressionnante garnie de crocs longs et acérés. Les pattes velues étaient prolongées par des griffes solides de vingt centimètres.
— Écartez-vous !
Le cri de Xil fit réagir Yvain. Un rapide saut de côté l’éloigna du monstre à l’instant où il lançait sa patte en avant dans le but de déchirer le torse de son adversaire. Tandis qu’il tirait son épée, un claquement sec fut perceptible. Le monstre parut s’immobiliser. Surpris, Yvain vit que le carreau de l’arbalète avait pénétré dans le thorax jusqu’à son empennage. Un cri aigu, ridicule pour une telle carcasse sortit de la gueule de la bête qui s’effondra d’un bloc.
Yvain remit lentement son épée au fourreau et s’essuya le front qui s’était couvert d’une fine sueur. Le monstre ne bougeait plus. Progressivement, il rétrécit et reprit la forme d’une jeune fille.
— Nous avons assisté à ce même phénomène quand une créature ressemblant à un crabe avait saisi dans sa pince une de ces mignonnes, nota Xil.
Maintenant, le corps gracieux s’aplatit et diminua encore de taille comme s’il se décomposait à grande vitesse.
— Je te dois des remerciements, soupira Yvain, La brutale transformation m’a surpris et je ne sais si j’aurais pu éviter le premier coup de griffe.
— J’avoue ne pas être mécontent de mon tir, jubila Xil. Nous avons la preuve que ces créatures peuvent être combattues. Je pense avoir fait une excellente acquisition.
Après un instant de réflexion, il ajouta :
— En bonne logique, je crois que vous devriez me rembourser une partie des frais de cet achat.
— C’est entendu, je te dois deux écus, dit Yvain dans un grand éclat de rire. Maintenant, nous pouvons retourner en ville.
*
* *
Le prince Kilmo était grand, solidement charpenté. Âgé d’une quarantaine d’années, une courte barbe noire ornait son menton. Il était assis dans un fauteuil à haut dossier devant une table en bois sombre aux pieds torsadés. Il dévisagea en silence Yvain pendant une longue minute avant de dire d’une voix grave :
— Soyez le bienvenu, monsieur l’ambassadeur. Je vous demanderai de dire au roi Karlus toute la peine que nous avons éprouvée quand nous avons appris la mort de son père. J’avais envoyé un messager qui malheureusement, n’a pas réussi à le trouver. De gros troubles ont ravagé votre pays.
Yvain hocha lentement la tête. Il pensa qu’il valait mieux opter pour la vérité s’il voulait ne pas échouer dans sa mission comme à Fallina.
— Le roi Johannès a subi une lourde défaite. C’est au cours du combat contre les Godommes qu’il a été mortellement blessé. Le dauphin Karlus est monté sur le trône dans des conditions difficiles. Devant le déferlement des troupes ennemies, il a jugé sage de se retirer de Fréquor et d’installer sa capitale à Rixor.
— C’est ce que mon messager m’a rapporté, sourit le prince.
— Une nouvelle grande bataille s’est alors déroulée. Elle fut particulièrement sanglante mais l’armée des Godommes a été écrasée et le Csar obligé de se retirer. Mon maître, le roi Karlus désire reconstituer une armée solide et souhaiterait obtenir votre aide. Pourriez-vous mettre à sa disposition des hommes qu’il s’engage à entretenir et rémunérer ?
Le prince resta un long moment silencieux avant de soupirer :
— J’aurais grand plaisir à porter aide à mon cousin Karlus. Si les Godommes s’emparent de votre royaume, il est certain que peu de temps après ils tourneront leurs regards vers ma cité. Malheureusement, mon état affronte en ce moment un grand péril et je dois conserver toutes mes forces pour le conjurer.
— Je sais que le marais maudit vous cause de gros soucis.
Kilmo lança au jeune homme un regard surpris.
— Arrivé tard hier, j’ai passé la nuit à l’auberge. Chacun ne parle que de la menace du marais dont la progression ne s’arrête pas. Dans mon pays, nous avons aussi un marais identique mais il ne s’agrandit plus.
— Ce n’est pas notre cas et je ne sais si nous ne serons pas bientôt contraints d’évacuer la ville comme nombre d’habitants l’ont déjà fait.
De multiples pensées tournoyaient dans l’esprit d’Yvain. Il se décida brusquement en lançant :
— Si je vous aide à combattre ce maudit marais, porterez-vous ensuite assistance au roi ?
Le prince marmonna, la mine attristée :
— Nous avons déjà tout tenté mais dès que nous approchons les sorcières se transforment en monstres qui terrifient les hommes. Les rares gardes qui ont osé combattre ont été déchiquetés.
— Je pense avoir une idée.
— Laquelle ?
— J’ai encore besoin de réfléchir et je vous l’exposerai demain. Pouvez-vous obtenir de l’huile de roche en grande quantité ? Cela nous sera très utile.
— Je vais donner immédiatement des ordres. Combien vous en faut-il ?
— Si possible, une centaine de tonneaux.
— Je pense pouvoir les réunir en les faisant venir du sud. Retrouvons-nous ici demain matin. En attendant, vous êtes mon hôte. Un appartement sera mis à votre disposition et je vous convie à souper.
Yvain se leva et s’inclina en guise de remerciement. À l’instant où il allait sortir, Kilmo ajouta :
— Si par miracle vous arrivez à vaincre le marais, je promets de mettre cent hommes d’armes à la disposition de mon cousin Karlus.
Le souper fut délicieux et abondant, les rôtis se succédant, mais l’ambiance n’était guère joyeuse. Yvain lui-même restait perdu dans ses pensées. Il se demandait avec anxiété si le plan qu’il échafaudait avait seulement une chance de réussir.
Quand il regagna sa chambre bien éclairée par plusieurs lampes, il vit une jeune et jolie brunette qui l’accueillit par une petite révérence.
— Je m’appelle Sama. Le prince m’a chargé de prendre soin de vous. Je vais vous aider à vous mettre au lit.
En dépit des faibles protestations d’Yvain, elle lui enleva ses bottes puis son pourpoint et enfin elle s’attaqua aux braies. Quand il fut dévêtu, elle souleva la couverture en laine grossièrement tissée et lui fit signe de se coucher. Tandis qu’il se couvrait, elle fit glisser sa robe et apparut entièrement nue. Le jeune homme ne put s’empêcher de contempler les seins arrogants, le ventre musclé et les jambes bien galbées. D’un mouvement souple, elle se coula dans le lit et se colla contre Yvain. Ce dernier sentit son pouls s’accélérer.
— Ce n’est pas nécessaire, balbutia-t-il. Je peux très bien dormir seul.
— Allons, vous allez fâcher monseigneur le prince. Vous lui feriez croire que le présent qu’il vous envoie n’est pas digne de vous.
Yvain éclata de rire et enlaça la fille en disant :
— Loin de moi l’idée de vouloir offenser le prince. Je trouve son cadeau des plus intéressants.
Deux lèvres fraîches se collèrent aussitôt sur les siennes et un joyeux tourbillon l’emporta.
*
* *
La salle du conseil était une vaste pièce éclairée par deux grandes fenêtres avec un plafond de bois joliment sculpté. Une grande table était entourée de six chaises. Quand Yvain fut introduit par un jeune page, le prince était assis à une extrémité de la table avec à sa droite un personnage au visage sévère, étroit et des cheveux grisonnants. À sa gauche se tenait un solide gaillard au torse puissant qui semblait vouloir faire éclater le pourpoint de cuir rouge.
— Asseyez-vous en face de moi, messire d’Escarlat, dit le prince. Voici le chancelier Zerak et le capitaine Kokas qui dirige mes gardes. Je souhaite qu’ils vous entendent en même temps que moi. Pouvez-vous nous dire comment lutter contre le marais ?
— J’aurais besoin des tonneaux d’huile de roche, d’hommes et de chariots pour les transporter et surtout de cinquante de vos meilleurs arbalétriers.
— Mes hommes seront rapidement prêts, dit le capitaine tandis que le chancelier ajoutait :
— Dès que le prince m’a fait part de votre désir, je me suis mis en quête. Soixante tonneaux sont déjà ici et les autres arriveront dans la journée. J’espère que vous saurez les utiliser car pendant plusieurs jours les habitants devront restreindre leurs dépenses de lumière.
— C’est parfait, messire.
— Allez-vous enfin nous dévoiler votre plan ? s’impatienta Kilmo.
Yvain se leva pour se diriger vers une carte suspendue au mur où les contours du marais étaient grossièrement dessinés.
— Les hommes porteront les tonneaux au bord du marais et les videront dans cette mare aux reflets rosés. Le liquide, plus léger que l’eau Se répandra à la surface.
— Ridicule, explosa le capitaine. À peine les hommes auront-ils commencé que les sorcières apparaîtront pour se transformer en monstres.
— C’est certain, sourit Yvain. Mais c’est à ce moment que vous interviendrez, capitaine. Vous aurez disposé vos arbalétriers sur une ligne, vingt mètres en arrière. Dès l’apparition des sorcières, les hommes se coucheront pour permettre aux arbalètes de lancer.
— On ne tue pas des sorcières avec une flèche, objecta le prince. Elles sont invulnérables.
— Ce n’est pas exact, sire.
— Qu’en savez-vous ? grogna le capitaine méfiant.
— J’en ai eu la preuve hier matin. Je suis allé me promener près du marais. Une très jolie fille nue et brune est arrivée. Je n’ai pas eu l’heur de lui plaire car elle s’est métamorphosée en une sorte de gros ours. Mon écuyer a alors lancé un carreau qui l’a touché en pleine poitrine et la bête s’est effondrée tout comme un humain frappé de la même manière.
Les participants hochèrent la tête.
— C’est difficile à croire, murmura le capitaine.
— Aviez-vous tenté l’expérience auparavant ?
— Quelques flèches ont bien été lancées mais l’émotion des hommes était telle que je ne suis pas sûr qu’elles aient atteint leurs cibles.
— Maintenant, si vous doutez, capitaine, venez avec moi près du marais et nous renouvellerons l’expérience. Toutefois, je préférerais conserver l’effet de surprise.
Un long silence suivit. Le prince le brisa enfin en disant :
— Je pense que nous pouvons adopter le plan du baron d’Escarlat.
— Il est bien risqué, soupira le chancelier. Plusieurs hommes pourront trouver la mort.
— En auriez-vous un autre à proposer ?
— Malheureusement, non. Qui sait si le marais ne cessera pas de s’étaler avant d’atteindre la ville.
— Jusqu’à présent, sa progression a été régulière et n’a marqué aucun temps d’arrêt, souffla le prince. Nous devons tenter cette manœuvre. Si elle échoue, il faudra envisager une évacuation de la ville.
*
* *
Le soleil se levait quand une longue file d’hommes et de chariots quitta la ville. La colonne ne tarda pas à arriver à proximité du marais. Il était évident qu’une sourde angoisse tenaillait chacun.
Yvain chevauchait avec le prince et le capitaine Kokas. Il immobilisa sa monture avant de suggérer diplomatiquement :
— Je pense que vous devriez faire aligner vos hommes ici, à environ vingt mètres de la berge de l’étang. Qu’ils se tiennent prêts à tirer mais seulement à votre signal.
Kokas acquiesça de la tête et commença à faire ranger sa troupe. Les arbalétriers mirent pied à terre et se disposèrent en bon ordre. Pour l’instant, aucune agitation ne se manifestait dans le marais. Le liquide légèrement rose s’étalait, paisible, la surface à peine ridée par une très légère brise. Le prince désigna le chariot de tête.
— Allez ! ordonna-t-il.
Les hommes avaient reçu des instructions précises que le prince leur avait fait répéter à plusieurs reprises. Le cocher stimula son dalka assez rétif et immobilisa la carriole près du rivage. Deux hommes déchargèrent la douzaine de tonneaux avec promptitude se disant avec juste raison que plus vite ils termineraient vite leur travail, plus vite ils seraient à l’abri. Les barils soigneusement alignés, ils ouvrirent les bondes puis s’éloignèrent avec célérité. Déjà, un deuxième chariot s’approchait et la même manœuvre recommença. Puis ce fut le tour d’un troisième. L’huile commençait à se répandre à la surface de l’étang en larges flaques irisées.
Un peu surpris par l’absence de réaction, les hommes se décontractaient et se mirent même à plaisanter. Le quatrième chariot se déchargeait quand cinq sorcières brunes apparurent et s’engagèrent dans la mare. Elles progressaient rapidement, ce qui déclencha la fuite des charretiers en dépit des vociférations du prince qui leur ordonnait de se coucher. Arrivées près du bord, les brunettes commencèrent leur transformation.
— Inutile d’attendre qu’elles aient terminé, dit Yvain au capitaine. Ordonnez de lancer !
Kokas souffla dans une corne et cinquante flèches sifflèrent. Presque toutes atteignirent leurs cibles. Malheureusement, un des charretiers qui ne s’était pas couché assez vite fut également atteint.
Trois secondes mortellement longues s’écoulèrent avant que les monstres ne s’écroulent dans la mare à quelques centimètres du bord. Des exclamations de joie fusèrent aussitôt, réaction logique après les moments angoissants vécus.
— La réputation de vos arbalétriers n’est pas usurpée, capitaine, dit Yvain. Toutefois, ils doivent conserver leur position et préparer un nouveau tir.
Se tournant vers le prince, il ajouta :
— Faites décharger les derniers chariots. Il faut profiter de ce répit.
— Les sorcières sont mortes, nous n’avons plus rien à craindre.
— D’autres prendront leur place, n’en doutez pas, sire. Il faut agir vite.
Son bel optimisme douché, Kilmo réagit immédiatement. D’une voix puissante, il remit les hommes au travail. Ceux-ci obéirent car ils éprouvaient moins de crainte. Enfin le dernier baril fut mis en perce.
— Dites-leur de s’éloigner et faites-moi apporter une torche allumée.
L’huile de roche répandait dans l’air son odeur désagréable en s’étalant doucement sur une grande surface. Soudain, des sorcières sortirent du bois fait d’arbres aux formes tourmentées aux très rares feuilles grisâtres. Elles étaient une bonne vingtaine et pénétrèrent dans le liquide du même pas rapide. Le prince avait fortement pâli et un flottement se dessinait chez les archers.
Heureusement, Kokas les reprit en main en lançant :
— Attention, à mon commandement : Visez.
Deux secondes s’écoulèrent. Quand il vit les sorcières à portée, il ordonna de lancer. Yvain n’eut pas le temps de lui conseiller de garder quelques tireurs en réserve. Toutes les flèches partirent mais les cibles étaient trop nombreuses. Une dizaine de filles s’écroulèrent percées de plusieurs carreaux mais d’autres restèrent indemnes. Aussitôt, elles se transformèrent avant d’avoir seulement atteint la rive. Yvain se souvint que toute agression déclenchait ce processus en accéléré. Il ne restait plus que quelques secondes et les arbalétriers n’avaient pas le temps de retendre leur arc.
Yvain stimula d’un vigoureux coup de talon son dalka qui hennit de douleur et bondit en avant. En quelques foulées, il fut au bord de l’étang. Le jeune homme lança sa torche. Instantanément, la surface du liquide s’embrasa. De longues flammes jaillirent vers le ciel et un souffle brûlant se déchaîna. Le dalka se cabra, pratiquement à la verticale. Par chance et grâce à ses réflexes, Yvain resta en selle et ayant fait effectuer un demi-tour à la bête, il repartit vers le prince. Hébétés, les hommes regardaient l’énorme incendie. Une colonne de fumée noire s’élevait. Le vent la poussait doucement vers le tertre émergeant du marais.
Soudain, un monstre sortit des flammes. Il avait le poil roussi dont une âcre odeur se dégageait. Il se dirigea par petits bonds rapides vers la ligne des soldats, ce qui déclencha une affreuse panique. Il avait presque atteint le groupe où se trouvait Yvain quand il s’immobilisa. Lentement, comme à regret, il glissa à terre et chacun put alors remarquer la flèche fichée dans sa poitrine.
— Je ne suis pas mécontent de mon tir, ironisa Xil. Il faut toujours garder une flèche en réserve.
Le prince s’épongea le front qui s’était couvert de sueur.
— Vous avez un écuyer adroit, messire d’Escarlat.
Le capitaine avait réussi à reprendre sa troupe en main et il la fit aligner de nouveau. Les hommes crispés regardaient les flammes qui diminuaient de hauteur, craignant de voir jaillir un nouveau monstre.
— Je pense que tous ont péri, marmonna Kilmo. Votre action rapide nous a sauvé du désastre. Est-ce pour cela que vous avez fait répandre l’huile de roche ?
— J’espère surtout que ce produit empoisonnera les araignées qui vivent dans cette mare.
— Que suggérez-vous maintenant ?
— Je crois que c’est le moment d’avoir une discussion avec l’entité qui dirige les sorcières.
— Comment y parvenir ?
— J’ai une idée car dans mon pays, j’ai réussi à pénétrer dans le marais.
— Ici, nul n’a pu approcher. Vous serez dévoré avant d’avoir atteint la rive opposée.
Yvain se tourna vers Xil et lui demanda de faire amener les tonneaux qui ne s’étaient pas entièrement vidés.
Il ne tarda pas à revenir en compagnie de plusieurs charretiers.
— Que devons-nous en faire ?
Yvain montra ses braies et ses bottes.
— Arrosez-moi généreusement. Je veux que mes vêtements soient largement imbibés. L’odeur devrait dégoûter les araignées et me permettre d’arriver de l’autre côté.
Le prince hocha lentement la tête, l’air dubitatif.
— Ne prenez-vous pas un très gros risque ?
— Je ne le saurai que lorsque je reviendrai, ironisa-t-il.
Se tournant vers Xil, il ajouta :
— Prête-moi ton arbalète et ton carquois.
Devant l’hésitation de son écuyer, il reprit :
— N’oublie pas que nous sommes de moitié dans sa possession.
— Je veux vous accompagner, dit-il d’une voix sourde qui dissimulait son appréhension.
— Il n’en est pas question ! Je n’ai aucune envie de te trimbaler sur mon dos comme la dernière fois. Prends soin de mon dalka.
L’arbalète à la main, il s’engagea dans la mare. Il affichait une mine confiante qu’il était loin de ressentir. Dès ses premiers pas dans le liquide rosé qui avait une consistance gluante, il se crispa. À chaque instant, il craignait de voir surgir ces créatures roses qui se collaient sur les corps et les rongeaient avec une terrible rapidité. Il se souvenait en avoir arraché une qui avait attaqué la princesse Priscilla. En quelques secondes, elle avait digéré le pourpoint.
Yvain sourit au souvenir de cette aventure qui lui avait ménagé une surprise. La princesse qui le haïssait s’était fougueusement donnée à lui. Une merveilleuse étreinte ! Cette évocation lui avait fait perdre la notion du temps et il fut tout surpris d’arriver sur la berge. Il se retourna et leva le bras pour saluer ses amis. Des exclamations joyeuses parvinrent à ses oreilles.
Le prince se tourna vers son capitaine :
— Je crois que vous pouvez faire reposer vos hommes mais qu’ils restent vigilants. Nous ne savons pas si une nouvelle horde de sorcières ne va pas déferler sur nous.
— Le baron ne semblait pas le croire puisqu’il s’est engagé dans le marais.
— Je reconnais qu’il est déconcertant. Il est très jeune, assez laid mais il a une autorité naturelle et une pensée bien claire. Je commence à comprendre pourquoi mon cousin Karlus l’a choisi comme ambassadeur à la place d’un vieux noble vaniteux comme l’aurait fait son père Johannès.
— Espérons qu’il pourra sortir de cet endroit maudit, grogna Kokas.